mardi 6 octobre 2009

La révolution fanée des externalités

J’entame ici une série de trois billets, consacrés aux « défaillances du marché ». Le premier portera sur les externalités (et sera suivi, sans surprise, par les monopoles naturels et les biens publics). Les supposées « défaillances du marché » occupent encore une place importante dans l’analyse économique contemporaine car elles justifient l’intervention de l’Etat, rendue nécessaire selon l’approche aujourd’hui dominante pour parvenir à un équilibre optimum. Voyons donc ce qu’il en est pour ce qui concerne les externalités, en tentant de simplifier autant que possible une question passablement embrouillée.

Le concept d’externalité a été inventé par Pigou en 1922, après l’achèvement de l’essentiel du corpus néo-classique. Réfléchissant sur la notion d’équilibre, Pigou constate que les industries à rendement croissant ou décroissant entraînent un niveau d’investissement optimal pour la firme mais non optimal pour le secteur. En effet, dans le cas d’une industrie à coût croissant, de nouveaux entrants peuvent générer une augmentation du prix des inputs qui se répercute à l’ensemble du secteur, créant ainsi une externalité négative. La solution envisagée par Pigou consiste à ce que l’Etat subventionne ou taxe les intervenants pour rétablir l’investissement à son niveau socialement optimal. En réalité, on comprend mal son raisonnement puisque les mouvements de prix sont pris en compte par les acteurs du marché et permettent un ajustement à l’équilibre.

Par la suite, Pigou suivi par Marshall a élargi son raisonnement et trouvé un fondement plus large à l’externalité. Il désigne ainsi le fait qu’un acteur non-partie à une transaction perçoive un avantage ou subisse un coût du fait de cette transaction. Le marché se confondant avec l’interaction des agents qui effectuent des transactions, aucun mécanisme n’existe pour prendre en compte les externalités et dégager un équilibre optimum. Il revient donc à l’Etat de remplacer le marché défaillant et de mettre en place des instruments de substitution (réglementation, taxation, institution de quotas, etc). L’exemple classique est celui de la pollution : les coûts générés par la dégradation de l’environnement (sur la santé, la productivité agricole, l’esthétique, etc) ne sont pas supportés par les pollueurs. Ceux-ci bénéficient donc pour leur production d’une demande artificiellement majorée, du fait de prix plus bas que ce ne devrait être le cas, ce qui aboutit à une sur-pollution. Notons cependant que l’externalité peut aussi être positive : tel est le cas où les passants d’une rue fleurie bénéficient du plaisir de contempler les jardins amoureusement entretenus par leurs propriétaires. Externalités positives aussi, de manière plus générale, dégagées par les infrastructures, l’éducation, la culture, etc., qu’il reviendrait donc à l’Etat d’encourager, voire de prendre en charge. Le champ d’application potentiel de la notion d’externalité apparaît ainsi quasiment sans limite.

La réaction à ces attaques sur l’efficience des marchés (ie leur capacité à dégager un optimum parétien), après une période de désarroi des économistes libéraux, va se développer selon trois directions : la première est théorique, c’est la réponse de Coase (les externalités sont un problème de droit de propriété) ; la seconde est fondamentale, c’est la réponse autrichienne (les externalités ne sont pas un problème) ; et la troisième est pragmatique, c’est la réponse de l’école des choix publics (l’Etat risque d’aggraver le déséquilibre qu’il tente de corriger).

Dès 1960, Coase établit que les externalités ne peuvent apparaître qu’en raison d’une insuffisance dans la définition des droits de propriété. Si la victime d’une externalité négative peut disposer d’un droit à indemnisation contre le responsable, le problème de l’externalité disparaît : il est « internalisé », c’est-à-dire englobé dans une transaction. Le marché redevient un processus efficient. Pour cela, il faut réunir deux conditions : une définition correcte des droits de propriété d’une part, et d’autre part des coûts de transaction suffisamment bas pour que le marché fonctionne pleinement d’autre part. Pour reprendre l’exemple de la pollution, le marché fonctionne lorsque les victimes peuvent être identifiées avec précision et leurs dommages pris en compte à un coût raisonnable (expertise, procédures judicaires éventuelles,…). Pour ce qui concerne la pollution de l’air ou de la mer, sauf exceptions comme les marées noires pour lesquels existe une jurisprudence, le caractère de bien public de l’espace maritime ou de l’atmosphère fait obstacle à une prise en compte par le marché. Nul (sinon le gouvernement) n’a un intérêt suffisant pour agir en justice contre le pollueur. La situation changerait le jour hypothétique où l’air ou la mer viendraient à être privatisées. Quoi qu’il soit, Coase montre que les externalités ne résultent pas d’une défaillance du marché mais plutôt d’une insuffisance de marché. Faire cesser les externalités ne réclame pas de faire obstacle au marché mais plutôt d’étendre son empire.

Au-delà de la réponse théorique de Coase, les économistes de l’école autrichienne, emmenés par Murray Rothard, ont développé dans les années 1970 l’idée que l’externalité est un faux concept. Tout d’abord l’externalité est un problème universel. Toute situation, toute transaction est génératrice d’un nombre infini et imprévisible d’externalités du fait de l’unité de l’univers. Pensons à l’effet papillon de Lorenz, selon lequel un battement d’aile d’un papillon au Brésil peut déclencher une tornade au Texas. Dés lors, distinguer certaines situations génératrices d’externalités que l’Etat doit corriger de la masse des transactions ne fait pas grand sens. Allant plus loin, Rothbard explique que du fait qu’il n’est pas possible d’additionner les utilités individuelles pour définir une utilité sociale (l’utilité peut se ranger de manière ordinale mais non cardinale), il n’existe aucun critère (autre que le critère de Pareto) permettant d’affirmer qu’une situation est socialement optimale. A fortiori l’Etat est-il dépourvu d’instrument de mesure de l’utilité pour évaluer les conséquences de son action, ce qui le prive également de toute justification pour celle-ci. Plus profondément, l’utilité ne peut pas être mesurée indépendamment de toute transaction. Elle n’existe pas en-soi mais seulement dans la mesure où elle est révélée par une transaction. Dés lors, l’absence de réaction de la part d’une victime d’externalité empêche toute analyse économique de celle-ci. La micro-économie qui tremblait sur ses bases avec la généralisation des externalités remettant en cause la théorie de l’équilibre retombe ainsi sur ses pieds : l’externalité n’est pas son objet. Il faut comprendre Rothbard non comme un apologiste de la pollution (cas typique d’externalité négative dans la littérature) mais plutôt, dans une perspective coasienne, comme militant pour une extension du champ du marché.

Enfin une troisième réponse a été apportée aux cours des années 1960 et jusqu’à nos jours par l’école des choix publics. Ce courant de pensée met l’accent sur les défaillances de l’Etat. Celles-ci se situent à un double niveau : celui des mécanismes de décision, qui reflètent des logiques politiques (« marché politique ») , et celui de l’exécution, notamment en raison de l’effet d’agence. Selon cette approche, l’action de l’administration qui met en place les décisions est influencée par son intérêt propre, souvent plus ou moins en contradiction avec l’objectif visé (une agence de lutte contre le chômage n’a guère d’intérêt au plein emploi, etc). Pour toutes ces raisons, il est douteux que l’action de l’Etat concoure réellement à l’amélioration de la situation. La lutte contre les externalités va générer d’autres externalités, les unes positives, mais beaucoup d’autres négatives. A l’inverse, le marché est probablement plus efficace puisque les acteurs interviennent directement pour représenter leurs propres intérêts.

Au terme de ce rapide parcours, il apparaît que la révolution des externalités a largement perdu l’importance qu’on lui accordait naguère. Les cas d’externalités sont soit omniprésents (optique autrichienne), mais ne remettent pas en cause la vision des marchés comme mécanismes efficients, soit relativement rares (optique coasienne), et de toute façon difficiles à appréhender par la puissance publique (école du public choice). Ce concept qui a fait couler beaucoup d’encre devrait donc retrouver le cimetière des idées économiques, en compagnie d’autres notions vedettes en leur temps et oubliées ensuite (l’usure, la valeur-travail, …).

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