Les critiques de la concurrence proviennent le plus souvent d’une compréhension insuffisante de ce phénomène. Car la concurrence est un Janus à deux têtes : elle comprend dans le même processus innovation et imitation, émergence et indifférenciation. Sans innovation, rien à imiter; et sans imitation qui risque de faire disparaître le profit, pas d’incitation à innover. Innovation doit être pris dans un sens très large, schumpétérien : il peut s’agir d’un nouveau produit, mais aussi de nouvelles matières premières, méthodes de production, ou de nouveaux marchés… Bref, tout ce qui distingue une firme d’une autre.
La plupart des critiques de la concurrence se focalisent sur l’aspect « imitation » en minimisant la dimension « innovation ». C’est ainsi que la concurrence est fréquemment qualifiée de destructrice, ou prédatrice.
Dans le marxisme, la concurrence, correctement perçue comme l’essence du capitalisme, est sensée conduire à une baisse tendancielle du taux de profit, entraînant la disparition des entreprises les plus faibles, ce qui conduit à une concentration accrue, elle-même accentuant le phénomène de monopolisation et de baisse du profit. L’une des failles du raisonnement (il y en a d’autres, qui tiennent en particulier à l’utilisation par Marx de la valeur-travail) réside dans l’oubli de la dimension innovatrice. Derrière le capital, Marx n’a pas vu l’entrepreneur. C’est l’action de l’entrepreneur qui va découvrir de nouvelles opportunités de profit rendues possibles par l’évolution continue de l’environnement, et par là contrecarrer la tendance à la baisse du profit. Au final, la concurrence fait baisser le profit (imitation), mais dans un deuxième temps (innovation), elle pousse à son augmentation, si bien qu’aucune tendance définitive ne se dégage. C’est l’une des raisons pour lesquelles les fidèles marxistes attendent toujours la Révolution annoncée par les écritures…
En un sens, cette conception, mutatis mutandis, est comparable à l’approche néo-classique focalisée sur le concept de concurrence pure et parfaite. L’état de concurrence pure et parfaite dans le paradigme néo-classique est à la fois considéré comme stable et optimal alors qu’il traduit en réalité une absence de concurrence ! Le modèle n’est stable qu’en l’absence d’innovation, qui représente l’une des deux facettes de la pression concurrentielle. Les néo-classiques se concentrent sur l’aspect « imitation », et nient toute possibilité d’innovation. Mais l’absence d’innovation ne peut signifier que l’absence de pression concurrentielle ! Cela amène le courant néo-classique à préconiser des politiques de la concurrence qui tendent à la convergence de l’économie vers la situation de concurrence pure et parfaite ; ce qui en réalité revient à amputer la concurrence, car lui dénie toute faculté de s’exprimer. Sous couvert de renforcer la concurrence, on la supprime dans les faits.
Ce défaut de compréhension est assez proche de celui manifesté par René Girard, le génial explorateur des phénomènes de mimétisme dans les sociétés humaines. Malheureusement non économiste, Girard s’en tient à la dimension mimétique de la concurrence et oublie sa dimension inverse de force différenciatrice. Il voit donc en la concurrence un courant essentiellement destructeur car les rivalités mimétiques finissent par déclencher une violence primitive qui peut être d’une violence extrême. Cette violence est susceptible à son paroxysme de remettre en cause le lien social, et générer un cycle de révolutions. Les sociétés anciennes ont choisi de concentrer la violence sur le bouc émissaire (on peut ici par analogie penser au capitaliste, vilipendé comme exploiteur), ce qui met fin pour un temps à la crise mimétique. Pour Girard, seul le christianisme en tant qu’il affirme l’innocence du bouc émissaire, peut mettre fin aux rivalités mimétiques. D’une part, Girard omet d’appliquer au capitalisme sa théorie (il faut pour lui diminuer l’intensité de la concurrence afin de pacifier la société, plutôt que de démontrer l’innocence du capitaliste), mais surtout il ne comprend pas la nature duale de la concurrence : à côté de sa dimension mimétique, elle recèle des forces de différenciation, d’autant plus puissantes que les rivalités mimétiques se font violentes. Autrement dit, le capitalisme contient en lui-même son mécanisme salvateur.
Pour revenir à une approche plus économique, la nature de la concurrence ne peut être comprise que comme un processus, plutôt que comme un état. Elle n’entraîne le monde vers aucune apocalypse ou grand soir, ou état stationnaire, mais seulement vers un changement continu, généralement créateur de richesse et donc d’amélioration de la situation générale.
De même que la concurrence est duale (imitation/innovation), elle génère un déséquilibre temporaire (l’innovation) en même temps que des forces de rappel vers l’équilibre (l’imitation). L’équilibre économique n’est donc jamais stable. A vrai dire, la question est plus complexe que cela, car l’innovation tend elle-même vers un nouvel équilibre, que l’imitation modifie pour tendre vers un équilibre encore nouveau. La concurrence est donc équilibrante en même temps que déséquilibrante…
Cette approche permet de relativiser les critiques sur les destructions générées par la concurrence. Certes elle remet en question des situations acquises ; par exemple, l’ouverture des frontières peut entraîner du chômage au sein d’une branche non compétitive. Mais le bilan ne peut jamais être effectué de manière comptable, comme si l’on pouvait analyser un phénomène (ici « l’ouverture des frontières ») en raisonnant toutes choses égales par ailleurs. Le propre de la concurrence, c’est justement de bouleverser l’ensemble du paysage, de sorte que le « toutes choses égales par ailleurs » ne fait pas de sens. L’intensification de la concurrence intensifie également la pression innovatrice, qui ouvre de nouveaux horizons. Ainsi l’ouverture des frontières peut entraîner l’adaptation de l’industrie domestique, mais aussi le redéploiement vers d’autres niches ou d’autres branches, de nouvelles spécialisations, l’intensification des échanges, etc. Les modèles économétriques sont inaptes à capter ce qui fait l’essence de l’économie, à savoir les capacités entrepreneuriales de l’humanité. Seule l‘observation a posteriori pourra effectivement expliquer la manière dont l’économie s’est adaptée aux nouvelles conditions. La prévision, parce qu’elle ne prend pas en charge l’inventivité humaine, en est incapable.
Comprendre la nature duale de la concurrence, c’est admettre que la plupart des politiques de la concurrence ne s’attaquent qu’à une des dimensions de la question (l’imitation plutôt que l’innovation) et jouent donc un rôle néfaste. La réglementation est bien souvent une mauvaise régulation : la concurrence n’a pas besoin d’autre régulation qu’elle-même. Réguler pleinement la concurrence, c’est la laisser se manifester dans toute sa force. Elle contient en elle-même les forces qui la poussent vers l’avenir et les mécanismes de rappel qui tendent vers de nouveaux équilibres. Voilà qui devrait représenter une bonne nouvelle pour ceux qui cherchent la pierre philosophale d’une économie de marché encadrée.