jeudi 15 octobre 2009

La querelle des Biens Publics

Nous terminons ce petit tour d’horizon des « défaillances du marché » avec la question des biens publics. Depuis Samuelson, on définit un bien public comme possédant deux caractéristiques : non-rivalité (la consommation du bien par un consommateur additionnel s’effectue à un coût marginal nul) et non-excluabilité (le bien une fois produit ne peut être réservé à une certaine catégorie de consommateurs, tout le monde peut en disposer gratuitement). Selon Samuelson, le marché ne peut produire efficacement ces biens publics en raison du phénomène de passager clandestin : chacun attend que quelqu’un d’autre engage les frais nécessaires à la production pour pouvoir en disposer soi-même gratuitement. Ainsi, bien qu’une véritable demande existe, la production reste sous-optimale.

Les exemples classiques vont du phare aux services de pompiers, en passant par la police. Et cependant, malgré son caractère d’évidence, la notion ne va pas de soi. Les services habituellement fournis par l’Etat tels que la poste, les chemins de fers, ne répondent pas à cette définition et sont donc des biens privés. En sens inverse, des biens traditionnellement considérés comme privés peuvent partiellement répondre à cette définition (on retrouve ici la question des externalités) : un jardin bien entretenu visible de la rue, l’apparence agréable d’une élégante,… tout cela peut s’interpréter comme un bien public, alors que nul n’invoque le besoin de l’intervention de l’Etat pour le fournir.

On ne peut donc déduire de la nature d’un bien qu’il doit être produit par l’Etat. Historiquement, beaucoup de biens considérés comme publics aujourd’hui ont été privés à l’origine (c’est le cas de l’exemple emblématique des phares, qui furent d’abord privés au 18e siècle en Angleterre…, mais aussi de la poste, de l’assistance aux pauvres, des télécommunications,…). Autrement dit, le marché est parfaitement capable de produire des biens publics. Plusieurs facteurs concourent à brouiller la limite entre les catégories. L’évolution de la technologie peut faire évoluer un bien d’une catégorie à l’autre. Par exemple, les logiciels propriétaires qui pouvaient naguère être copiés sans frais peuvent aujourd’hui être bloqué en cas de reproduction illicite ; les signaux hertziens peuvent être brouillés et nécessiter un décodeur, etc. De même, l’évolution du régime des droits de propriétés peut modifier la nature d’un bien : avec la privatisation d’une rue, le droit de contempler les jardins attenants prend ipso facto un caractère privé. Hans Hermann Hoppe va plus loin en montrant que le caractère d’un bien change dès lors que ce bien devient valorisé (fait l’objet d’une demande). Il se peut que personne ne se préoccupe de mon jardin, bien que visible de la rue. A la suite d’une mode, ou d’un changement de saison, ce jardin peut d’un seul coup acquérir de l’intérêt aux yeux d’un grand nombre de personnes. De bien purement privé, il prend ainsi un caractère public en ce qu’il procure une utilité à un nombre indéfini de personnes qui n’ont pas de droit sur lui. Le caractère public ou privé d’un bien devient dès lors une notion fluctuante et subjective. En pratique, répétons que l’évolution de la technologie et /ou des mentalités fait qu’une grande variété de biens considérés comme publics il y a quelques décennies sont aujourd’hui entièrement fournis par le privé (télécommunications, transports, etc).

Le principal argument des théoriciens de la défaillance des marchés s’effondre de lui-même : les marchés sont tout à fait capables de produire des biens publics. Mais peuvent-ils le faire en quantité optimale ? L’Etat doit-il intervenir pour en réguler la production, dans la mesure où elle ne serait pas suffisante ? Là-encore se pose la question de la révélation des préférences. Du fait du syndrome du passager clandestin, on pourrait argumenter que la demande réelle n’est pas mesurable. En réalité, il n’est pas clair de savoir pourquoi les biens publics devraient être produits s’ils ne le sont pas dans les faits. Qui en décide ainsi, sinon le jugement subjectif de l’économiste ou de l’homme politique, sans aucune forme de validation concrète ? Même si le bien public peut avoir un effet positif pour une certaine catégorie de consommateurs, il peut en avoir un effet négatif pour d’autres. Comment faire la synthèse ? Comment s’assurer que les ressources dépensées dans sa production ne peuvent pas être utilisées plus efficacement ailleurs ? Nous sommes renvoyés à la seule mesure exacte de la révélation des préférences, qui est l’analyse des transactions prenant place sur un marché libre. Or, lorsqu’on laisse au consommateur le choix, il préfère le bien privé (pour lequel il dépense ses propres ressources) au bien public (pour lequel il attend hypothétiquement qu’un autre ou l’Etat prenne à sa charge la dépense), qu’il est censé désirer mais sans engager aucune action concrète afin de l’acquérir. L’observation montre dès lors que le bien public non produit a moins de valeur pour le consommateur que les ressources qu’il lui faudrait engager pour en bénéficier. Le concept du passager clandestin n’est qu’un faux concept servant à surestimer la demande réelle pour les biens publics. Parler d’ »imperfection » du marché à ce propos ne fait pas de sens.

Nous espérons avoir montré, en résumé, que les arguments traditionnels avancés pour parler de l’imperfection des marchés ne résistent pas à l’analyse. Imperfection il y a au sens où les marchés ne dégagent pas nécessairement des conséquences conformes aux choix moraux ou éthiques de l’économiste, voire à ses anticipations personnelles. Mais l’analyse strictement économique, qui trouve en elle-même ses propres critères, ne peut prouver que les marchés défaillent. Du terrain de l’efficacité, le débat se trouve porté sur le plan éthique et moral, un terrain où les critiques de l’Etat interventionniste ont aussi de solides arguments à faire valoir.

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