Le concept de « main invisible », tel qu’imaginé par Adam Smith, le fondateur de l’économie classique en 1776, tient une place centrale dans la pensée libérale, aussi bien chez ceux qui la critiquent que ceux qui la défendent. Mais malgré des centaines de livres et de réflexions sur le sujet, l’origine aussi bien que le sens que lui assignaient Adam Smith en sont longtemps restés obscurs.
A vrai dire, « la main invisible » n’apparaît qu’une seule fois dans la Richesse des Nations, l’ouvrage de Smith. Elle n’y fait l’objet d’aucun développement, si bien que les commentateurs ont pu explorer nombre de directions pour l’interpréter. Dans le contexte de l’ouvrage, Smith indiquait que la recherche par chaque individu de son intérêt personnel concourt, comme par « une main invisible » à l’intérêt général. Les bouchers, les boulangers et autres artisans nous vendent leurs produits non par philanthropie mais en vue de promouvoir leur intérêt, tout le monde ayant à gagner de cette situation. Mais si l’on saisit bien l’idée générale, il faut avouer qu’aucune démonstration rigoureuse n’est apportée par l’auteur.
Mentionné comme en passant par Smith, le concept est au cœur de la croyance en l’efficacité de l’économie de marché, comme l’établiront les générations d’économistes qui vont suivre (de Bastiat à Hayek jusqu’aux libéraux contemporains). Car la nature humaine poussant chaque individu à rechercher son intérêt, c’est précisément par les efforts de chacun qu’un optimum social peut être obtenu. Nul besoin donc de correctifs extérieurs au marché, en particulier nul besoin de planification ou d’intervention de l’Etat.
La fortune d’un concept aussi allusif chez Smith a déclenché de multiples tentatives d’élucidation, avec pendant longtemps peu de succès. Ce n’est qu’assez récemment qu’un pas décisif a été franchi, grâce au rapprochement effectué par des économistes américains entre le concept de main invisible, et l’Essai sur le Nature du Commerce en général, de Cantillon.
Génie méconnu de l’analyse économique, Richard Cantillon, un financier irlandais installé en France, avait fait fortune en profitant du système de Law, dont il s’était retiré à temps car il en avait prévu la déconfiture. Il avait rédigé son texte en 1730 mais n’eut pas le temps de le publier avant sa disparition à Londres en 1734 (il fut probablement assassiné par son domestique, qui mit le feu à la maison pour dissimuler le crime). Le manuscrit a circulé -Mirabeau Père en disposait d’une copie-, et fut publié en 1755. Smith s’y réfère à plusieurs reprises dans son œuvre. Après la publication de la Richesse des Nations, Cantillon tombe dans l’oubli. Ce n’est que vers 1880 que l’en tirera Jevons, le fondateur anglais du marginalisme, étonné par la hauteur de vue et les conceptions d’avant-garde de l’ouvrage, dans lequel il voit un précurseur de l’école autrichienne. A maints égards, Smith constitue une régression par rapport aux intuitions géniales de Cantillon.
Selon Mark Thornton[i], le passage dont se serait inspiré Smith est celui du chapitre 14 de l’Essai. Celui-ci décrit un domaine autarcique dirigé par son propriétaire, qui dispose de paysans et d’artisans, de ressources en grain et en bétail, etc, le tout en vue de maximiser sa consommation personnelle. Cantillon pose que si le propriétaire délègue à des fermiers l’exploitation de son domaine, lesquels vont embaucher des ouvrier agricoles, et qu’il achète leur production, l’ensemble des ressources et des facteurs vont se trouver utilisés de la même façon que lorsque le propriétaire gérait directement le domaine. En effet, le jeu de l’offre et de la demande va conduire à la même situation d’équilibre : si un artisan produisait une quantité supplémentaire, le prix diminuerait, et il préfèrerait revenir à son niveau de production initial. De même pour l’affectation du grain entre consommation et ensemencement. Ce n’est que si le propriétaire change sa fonction de demande que l’affectation des facteurs se trouvera modifiée. Cantillon n’utilise pas le terme, mais tout se passe comme si la main invisible du propriétaire (par l’intermédiaire de contrats et du jeu du marché) affectait les ressources de la même façon que sa main visible lorsqu’il gère le domaine directement. Selon cette interprétation, la main invisible se rapporte donc au jeu du marché, capable d’optimiser l’allocation des facteurs et de parvenir à une situation d’équilibre. On voit que Smith a quelque peu déformé et limité le concept que Cantillon décrit avec une rigueur bien supérieure.
L’allusion mystérieuse de Smith a causé beaucoup de tort à la pensée libérale. Dans la mesure où la main invisible apparaît dans son livre comme un « deus ex machina », une force externe qui résout comme par un coup de baguette magique toutes les difficultés, les critiques du libéralisme ont eu beau jeu de dénoncer l’idolâtrie du marché, et de n’y voir qu’une révérence devant une pensée magique primitive. A la décharge de Smith, il faut ajouter qu’il ne s’attendait probablement pas à ce que l’expression de main invisible prenne une telle place dans la littérature économique. C’est d’ailleurs surtout à partir des années 1930 que les auteurs lui accordent une place qu’elle ne mérite probablement pas, vu son absence de caractère explicatif.
Le retour sur Cantillon permet de désamorcer toutes les polémiques inutiles. Le contexte très clair dans lequel se situe Cantillon permet de montrer que la main invisible n’est pas une force magique et irrationnelle, mais un mécanisme que l’on peut analyser en toute rigueur. Un mécanisme qu’il serait urgent de re-dénommer : pour éviter les confusions, les procès d’intention et les polémique stériles, la science économique aurait tout intérêt à rayer l’expression de son vocabulaire. Et s’il faut trouver un synonyme, le concours est ouvert…
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