Les marchés sont-ils instables par nature ? Les partisans d’une régulation accrue tirent avantage de la fréquence des crises (euphorie, suivie d’effondrement, le tout assimilé à une « bulle » financière) pour asseoir leur thèse, avec le soutien d’une grande partie de l’opinion publique. Mais les apparences seraient-elles trompeuses ? Car un examen attentif des bulles suggère que l’intervention de l’Etat n’est pas complètement étrangère au phénomène.
Qu’est-ce donc qu’une bulle ? En première analyse, il s’agirait d’une dilatation excessive du prix des actifs, qui conduit à un éclatement brutal. La difficulté de cette définition tient à ce qu’il est quasi-impossible de définir à quel moment un prix de marché devient excessif. On sait que le prix d’un actif financier est essentiellement défini par les anticipations des agents sur ce qu’il peut rapporter à l’avenir. Tout prix est donc subjectif par nature, et la notion de prix intrinsèque, ou de valeur réelle, ne repose que sur du sable. Si la bulle pouvait être identifiée comme telle, il est évident qu’elle éclaterait à l’instant-même. Autrement dit, ce n’est qu’ex-post, après son éclatement, que l’on peut reconnaître que l’on a été confronté à un phénomène de bulle. Cela amène certains auteurs à nier la possibilité de bulles. Selon eux, le prix de marché est toujours justifié par les anticipations. Si une crise éclate, cela s’explique par une modification brutale des anticipations, généralement causée par un changement dans l’environnement. Cette thèse s’appuie notamment sur la théorie des marchés efficients : selon ce postulat, toute l’information disponible se retrouve à tout instant dans les prix de marché.
Sans nier tout mérite à cette analyse, il faut lui reconnaître un caractère un peu extrême. La théorie des marchés efficients est de plus en plus contestée, et n’a jamais été admise, pour des raisons un peu longues à développer, par les auteurs de l’école autrichienne, lesquels figurent pourtant parmi les plus inconditionnels défenseurs des mécanismes de marché.
Admettons de façon empirique que les marchés fonctionnent souvent de manière apparemment irrationnelle. Sans prétendre proposer une théorie de la formation et de l’éclatement des bulles, on peut montrer que ces défaillances du marché sont essentiellement liées à des déficiences de l’Etat. Prenons quelques exemples parmi les plus célèbres de l’histoire : la tulipe-mania en Hollande au 17e siècle, le système de Law au 18e en France, la crise boursière de 1929, et enfin la bulle immobilière américaine, à l’origine de la crise dont nous peinons actuellement à sortir.
La spéculation sur les tulipes en Hollande est souvent citée dans les manuels d’histoire. L’année 1636 a vu les prix s’envoler vertigineusement, avant de retomber brutalement en février 1637. Il semble pourtant aux historiens contemporains que cet engouement a été beaucoup plus limité dans son ampleur qu’on ne l’a souvent écrit. Le commerce des tulipes fut le fait de quelques professionnels et non de couches sociales entières. Les contrats typiques étaient des contrats à terme, l’acheteur contre une petite somme d’argent s’engageant à payer le prix convenu à l’échéance. Le facteur déclenchant de la chute semble avoir été une disposition prise par la guilde des fleuristes et validée par le parlement hollandais, qui a transformé les contrats d’achats à terme en simples options : les acheteurs pouvaient se dédire à peu de frais à l’échéance pour tous les contrats passés après le 30 novembre 1636. Personne ne fut ruiné par la chute des cours car tout s’était réduit à un jeu d’écriture, sans compensation monétaire. C’est donc bien un changement réglementaire qui a provoqué la fin brutale de la spéculation, et l’effondrement des prix, plutôt qu’un dysfonctionnement du marché.
Le système de Law fut en revanche beaucoup plus dévastateur socialement. Sans revenir sur les détails de cette affaire, on peut noter que ce sont les privilèges puis les monopoles conférés par l’Etat qui constituent la colonne vertébrale du montage. L’objectif de Law consistait à remplacer les encaisses métalliques par du papier-monnaie gagé sur des opérations coloniales pour le moins peu transparentes… Bénéficiant initialement du crédit public, le système apparaît comme l’occasion d’enrichissement facile et sans risque (période spéculative) puis s’effondre d’un coup lorsque la fraude (l’insuffisance d’actifs) est découverte. Banque privée jouissant du monopole d’émission des billets, la banque de Law fut la première à démontrer le danger des systèmes de banque centrale.
La crise de 1929 a fait l’objet d’une étude approfondie par Murray Rothbard, dans son ouvrage classique « America’s Great Depression », publié en 1963. Il y établit que l’expansion monétaire orchestrée par la Fed (créée en 1913) de 1921 à 1928 a été le terreau dont s’est nourri la spéculation. Le resserrement de la politique monétaire en 1928 a fragilisé le marché, dès lors à la merci du moindre retournement de tendance. L’excès de liquidité pendant les Roaring Twenties a favorisé l’investissement en titres au détriment du secteur réel. La violence de la crise s’explique par le désarroi des participants qui pensaient que la Fed détenait la pierre philosophale conduisant à l’expansion perpétuelle, et qui ont vu le système s’effondrer sans remède.
L’expansion monétaire excessive est tout autant responsable de la bulle immobilière américaine des années 2000. On y ajoutera les incitations étatiques à prêter à des débiteurs à risque, les garanties dont bénéficiaient des organismes semi-publics comme Fanny Mae et Freddy Mae, et enfin la prise de risque inconsidérée des grands établissements s’appuyant sur le principe du « Too big to fail », selon lesquels l’Etat viendrait à leur secours en cas de faillite.
Tous ces cas de bulle financière au cours de l’histoire montrent que ce n’est pas le pur fonctionnement du marché qui crée les bulles, mais bien le contexte réglementaire et politique dans lequel se développe le marché. Il ne s’agit pas de nier le caractère cyclique de l’économie, mais plutôt de souligner que l’intervention de l’Etat tend à amplifier les fluctuations, et à limiter les forces automatiques de rappel mises en place par le jeu du marché. L’opinion publique tend à attribuer la responsabilité des crises aux spéculateurs. C’est cependant une vérité contre-intuitive que la spéculation est anticyclique et donc stabilisatrice : pour gagner de l’argent le spéculateur doit jouer à contre–tendance (acheter au son du canon, vendre au son du clairon, selon la célèbre formule des Rothschild). Les réglementations anti-spéculation risquent donc d’aggraver le mal qu’elles prétendent combattre. Parallèlement, des réformes cosmétiques comme l’encadrement des bonus des traders ne changent rien aux mécanismes de base à l’œuvre sur les marchés. En revanche les politiques à l’origine de la crise sont maintenues et même amplifiées : dans le contexte actuel de taux d’intérêt quasi-nuls et de déficit publics massifs, de nouvelles bulles sont à craindre, comme le suggère l’euphorie des bourses depuis quelques mois.
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