Le rapport de la Commission Stieglitz, dont la version finale a été publiée en septembre dernier, inspire des sentiments mitigés. Le gouvernement français avait demandé à un aréopage d’économistes internationaux de réfléchir à des alternatives au PIB comme indicateur de la performance économique.
L’idée de départ est louable : la place excessive tenue par le critère du Produit Intérieur Brut dans l’analyse conduit à ce qu’on oublie trop souvent les lacunes de cet indicateur. Les deux principales à mon sens tiennent à sa mauvaise appréhension des activités non marchandes, et d’autre part à l’absence d’indicateur de stock. Pour le premier point, l’activité des administrations est évaluée à son coût de production. Pour augmenter le PIB, il suffirait d’augmenter le nombre de fonctionnaires… L’amélioration (ou la dégradation) de la productivité de l’administration ne peut donc être prise en compte, ce qui est gênant dans la mesure où la lutte contre les gaspillages du secteur public représente un des principaux enjeux de la politique économique.
Par ailleurs, le périmètre des activités non marchandes peut évoluer dans le temps sans que la sphère réelle en soit modifiée : c’est l’anecdote de homme qui épouse sa femme de ménage et fait ainsi baisser le PIB toutes choses égales par ailleurs (dans l’hypothèse où la femme mariée poursuivrait les activités de la femme de ménage…). Plus sérieusement, c’est toute l’économie souterraine qui est en cause, avec une solution de continuité entre les petits services entre voisins rémunérés en nature jusqu’à la fraude à grande échelle. Au milieu des années 1990, certaines études ont évalué l’économie souterraine d’un pays comme l’Ukraine à un montant compris entre 30 et 50% du PIB. Plus près de nous, on évalue l’économie souterraine italienne entre 15 et 20% du PIB[i]. L’évolution qui affecte cette sphère souterraine peut rendre ainsi les statistiques de PIB illisibles.
La deuxième série de limites du PIB tient à ce qu’il n’est pas un indicateur de stocks mais seulement de flux. Retenons l’analogie avec le compte de résultat (flux) et le bilan (stock) que doit établir toute entreprise. L’analyste financier doit impérativement disposer des deux types de documents pour prononcer un jugement fondé sur la situation de l’entreprise. L’Etat ne dispose pas en ce qui le concerne de comptabilité patrimoniale digne de ce nom, et l’établissement de celle-ci serait soumise à de graves difficultés : comment évaluer le château de Versailles ou Notre-Dame de Paris ? Ces bâtiments ne font pas l’objet d’un marché et ne peuvent donc être valorisés. Il est vrai que même pour une entreprise, l’interprétation d’un bilan est chose plus subjective que pour ce qui concerne le compte de résultat. L’analyste financier procède généralement à une série de redressements afin que les comptes reflètent mieux la réalité économique (l’une des causes principales tient à ce que les immobilisations détenues par l’entreprise sont consignées selon leur coût d’acquisition qui peut être très différent de leur valeur actuelle, même sous déduction des amortissements). Dans le cadre de l’Etat dont une grande partie du patrimoine ne fait pas l’objet d’un marché, une telle démarche est entachée d’arbitraire. C’est pourtant par l’analyse du bilan que l’on pourrait définir si l’Etat s’appauvrit ou s’enrichit par la croissance transcrite par le PIB : une catastrophe naturelle qui détruit des installations implique des travaux de reconstructions, qui augmentent le PIB, alors que le pays s’est appauvri…
Même pour le secteur privé, le PIB ne permet pas de prendre en compte les investissements, notamment incorporels (recherche et développement, formation, etc) qui rendent la croissance durable ou non. Autrement dit, une augmentation du PIB dans un contexte favorable peut laisser penser que tous les paramètres macro-économiques sont favorables, alors qu’elle ne traduit qu’un gaspillage du capital (y compris humain) qui prépare la crise de demain.
Plus largement, on oublie trop souvent que le PIB doit se comprendre comme un indicateur lié au contexte économique dans lequel il est mesuré. Il ne fait guère de sens de comparer sur cette base des pays ou des époques très dissemblables. L’ensemble des biens produits (et retranscrits dans la notion de PIB) peuvent différer totalement. Lorsqu’on explique que tel pays d’Afrique (cas de l’Ethiopie) dispose d’un revenu de moins de trois dollars par habitant et par jour, on oublie de préciser les différences d’environnement : un Européen ne pourrait survivre avec trois dollars par jour dans une métropole, alors que ce montant permet à un Ethiopien de mener une vie « normale » au sein d’un village des hauts plateaux. De même est-il peu utile de comparer les revenus en termes de PIB d’époques très différentes : la plupart des produits que nous consommons aujourd’hui n’existaient pas au 19e siècle. Et inversement nous ne consommons plus le type de produits utilisés par nos ancêtres.
Que les autorités cherchent à relativiser la notion de PIB représente donc en soi une bonne nouvelle. Mais l’on ne peut s’empêcher de ressentir une certaine inquiétude, lorsque la presse interprète ce souci comme la recherche d’un indicateur du bonheur.
Mesure le bonheur est voué à l’échec, car le B-A BA de la science économique réside en ce que l’utilité ne peut faire l’objet d’opérations arithmétiques d’une personne à l’autre (on dit que l’utilité est ordinale, et non cardinale ; il n’y a pas et il ne peut y avoir d’unité d’utilité). Si l’on se lance dans une tâche impossible, la raison est probablement autre : il s’agit de justifier un contrôle toujours plus grand de l’Etat sur la population. Car de la mesure à la tentative de contrôle, il n’y a qu’un pas. Le monde de Big Brother n’est pas loin, lorsque les unités de bonheur seront attribuées et régulées forfaitairement pour chaque catégorie de population…
La leçon est toujours la même : face à la limite structurelle de son pouvoir, l’Etat n’accepte que rarement que toute institution humaine est faillible et limitée. Sa réaction naturelle consiste au contraire non à s’adapter à la nature des choses mais en l’hybris, la tentative de forcer la nature, d’acquérir à toute force ce contrôle impossible sur la société (ou la nature). Ce qui est tout autant voué à l’échec mais entraîne des effets pervers et des coûts considérables. Méfiance et vigilance donc, sur cet indésirable indicateur du bonheur : le bonheur n’est pas dans les chiffres. Et peut-être n’est-il même pas dans l’économie…
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